En avant première pour ceux qui doivent attendre une semaine pour le lire sur Internet. Mon article Telquel sur l'affaire "Le Journal".
---
Le Journal, la mise à mort ?3,2 millions de dirhams d'amende, des manifestations outrageusement manipulées par l'administration locale… De toute évidence, le pouvoir cherche à en finir avec le Journal hebdomadaire. Démonstration.
Le verdict est tombé peu après midi, ce jeudi 16 février. Aboubakr Jamaï et Fahd Iraqi, respectivement directeur de la publication et journaliste au Journal Hebdomadaire sont condamnés par le tribunal de première instance de Rabat à une amende totale de 3 200 000 DH - un record inégalé en matière de délits de presse. Objet de la plainte ? La mise en cause par le journal de l'objectivité d'une étude sur le Polisario publiée par un centre d'études européen, présentée comme “une étude commandée par Rabat”. Le verdict, attendu depuis une semaine déjà, n'a étonné personne. Me Abderrahim Jamaï, avocat du Journal, estime que “c'est un jugement qui faire rire et qui met fin à tout espoir en la justice marocaine”. Quelques semaines auparavant, le même Jamaï, ainsi que son confrère Abderrahim Berrada, se sont retirés du procès après que le juge a indûment refusé les témoignages à décharge de deux spécialistes étrangers du dossier du Sahara. “Dans les délits de presse, le juge n'a pas à accepter ou refuser des témoignages servant comme preuves de la défense. A ce moment, on a compris que tout était déjà scellé”, estime Jamaï. Mohamed Ziane, avocat du plaignant, l'a même scandé au beau milieu du tribunal : “c'est un procès politique dont l'objet est de juger la ligne éditoriale qui a permis au Journal Hebdomadaire de publier le dossier objet de la plainte”. Sans complexe, Me Ziane avoue “faire de la politique, y compris sur cette affaire”. Pour Ali Amar, directeur général du Journal, pas de doute : “cette condamnation ne sert pas à réparer une diffamation. Il s'agit bien d'une mise à mort programmée d'un titre de presse indépendant”. “Une mise à mort, ajoute Amar, à laquelle l'opinion publique a été préparée durant toute la semaine”.
Une erreur surexploitée Amar fait allusion aux manifestations qui ont eu lieu à Rabat et à Casablanca contre “la publication par le Journal Hebdomadaire des caricatures danoises du prophète”. Première information, et première confusion. En fait, dans sa livraison du 11 février, le Journal a publié une photo de taille réduite montrant un lecteur, tenant entre ses mains la double page sur laquelle France Soir avait publié les douze caricatures, objet de la controverse mondiale que l'on sait. Vendredi matin, alors qu'une bonne partie du magazine est déjà imprimée, les responsables du Journal décident de masquer au feutre indélébile les caricatures, même minuscules, figurant sur la photo. “Evidemment, nous avons sérieusement envisagé de réimprimer le magazine, explique Aboubakr Jamaï, directeur de la publication, mais l'information concernant la publication des caricatures avait déjà filtré. Réimprimer aurait cautionné cette thèse. Raturer les caricatures revenait donc à anticiper toute tentative de récupération ou d'instrumentalisation des dessins”. Le raturage à l'encre se fait donc à la main, chez l'imprimeur. Une bonne partie des vingt cinq mille exemplaires imprimés est passée au feutre… mais une quantité inconnue d'exemplaires est tout de même mise en vente, sans ratures. Ces exemplaires-là n'attirent pas l'attention pour autant. Normal, les dessins, objets du litige, mesurent moins de trois millimètres chacun. Le week-end se passe sans histoires. Pas même un courrier de dénonciation d'un lecteur mécontent. Puis subitement, dans l'après-midi de lundi, une manifestation se tient devant le siège du parlement. Les manifestants appellent au “respect des sacralités”, demandent au parlement de se saisir de l'affaire, etc. Les meneurs ? Principalement, des représentants d'un vague parti écolo et les membres d'une association de commerçants. La manif qui a duré quelques dizaines de minutes est couverte par 2M qui programme le sujet pour ses éditions du soir. Le ton du reportage n'est pas du tout amical, les responsables du Journal crient à “l'incitation au meurtre et à la haine”. “Dans le contexte actuel, développe Aboubakr Jamaï, jouer la carte de la confusion et de l'amalgame revient à désigner l'équipe du Journal à la vindicte populaire”. Clairement, Jamaï reproche à 2M “un commentaire agressif, flou et partiel” qui pouvait laisser entendre au grand public que le Journal “défiait les valeurs sacrées” en publiant les caricatures. Riposte de Samira Sitaïl, directrice de l'information à 2M : “ça ne suscite aucun commentaire de ma part, si ce n'est qu'une fois de plus, les actionnaires de cette publication se trompent volontairement d'adversaires. Il y a les bonnes et les mauvaises batailles. Celle-là est pathétique”.
Des manifs manipulées
La journée du lendemain réserve son lot de surprises. A 8h 20, Aboubakr Jamaï découvre que le siège du Journal est encerclé d'éléments des GUS, déplacés en prévision d'une manifestation. Celle-ci ne tarde pas à démarrer en bas de la rédaction, sur l'avenue des FAR. “Je suis descendu avec l'intention d'inviter ces gens à débattre avec l'équipe du Journal, mais je me suis retrouvé face à des manifestants d'un genre particulier”, affirme Jamaï. En effet, les islamistes, manifestants “attendus” vu le sujet, ne sont pas de la partie. Mieux : les manifestants sont arrivés à bords de véhicules estampillés du fameux “J rouge” des communes urbaines (au moins deux ont été pris en photo). Etrange… Que font des véhicules communaux dans une manifestation “spontanée et citoyenne” ? Nous avons contacté des responsables à la Wilaya de Casablanca et à la préfecture de Casa-Anfa, mais aucun n'a voulu répondre à nos questions.
Et qui sont ces manifestants pour lesquels les communes de Casablanca affrètent des véhicules officiels ? Selon une dépêche de la MAP, il s'agit “d'organisations politiques, syndicales, professionnelles, de jeunes, des élus ainsi que des associations de la société civile”. Dans la dépêche pourtant, la parole est donnée à des responsables d'associations de quartier, peu ou pas du tout connues des grands acteurs associatifs de la ville, et présentées par ces derniers comme “officieusement affiliées à quelques élus des arrondissements de Casa”. Et les syndicats ? Et les politiques ? La dépêche cite un seul et unique responsable de la jeunesse istiqlalienne. “Faux, insiste Abdallah Bakkali, Secrétaire général de l'organisation. Nous n'avons aucune relation avec ce genre de manifestations”. Après quelques minutes de bruit et de fureur, les manifestants font la prière face au siège du Journal, puis se dispersent calmement. Ils se donnent rendez-vous pour le lendemain, devant l'imprimerie du journal.
Mercredi, le périmètre autour de l'imprimerie, sise boulevard Youssef Ben Tachfine, est bouclé peu avant 16 heures. Les manifestants affluent des ruelles avoisinantes, par petits groupes. Dans le lot, beaucoup de femmes au foyer, de lycéennes en tablier, de jeunes garçons et beaucoup de vieux… Ils viennent tous de la périphérie de Casa, certains même de Mohammédia et de Tit Mellil.
Très vite, ils déploient leurs banderoles, brandissent leurs mégaphones et appellent au “boycott de la presse irrespectueuse des sacralités du pays”. Un jeune ira même jusqu'à crier : “que cette maudite imprimerie brûle dans les flammes de l'enfer” !! Les manifestants ? Toujours les mêmes. Des membres d'associations de quartier pour la plupart inconnues : “Najm Al Hay”, “Soukkane Lisasfa”, “Chabab Sidi Othmane”, etc. Le tout, encadré par plusieurs fonctionnaires des arrondissements. Encore quelques slogans et la manifestation se termine. Les mêmes fonctionnaires des arrondissements font alors le tour des manifestants. “Que chacun rejoigne son groupe !”, hurlent-ils. Docilement, des groupes se forment et suivent les meneurs en costume-cravate. Quelques ruelles plus loin, des autobus d'une compagnie privée sont stationnés à l'abri des regards. Selon un fonctionnaire de la préfecture de Mohammedia que nous avons interrogés, “les bus ont été mobilisés par la préfecture”, et sont censés reconduire gratuitement les manifestants chez eux, tout comme ils les avaient conduits au lieu de la manif. Au moins neuf bus, nous l'avons constaté de visu, se sont mis en route peu après en direction de Mohammedia, Tit Mellil, Hay Moulay Rchid, Lissasfa, Sidi Moumen, Bernoussi et Lhraouiyine. Assis à l'arrière des bus, les jeunes rentrent en chantonnant dans leurs quartiers. Comme à la sortie d'un match. Sauf qu'au lieu de “Dima Dima Raja”, ils hurlent “Khaybar khaybar ya yahoud, jaych Mohammed sa yaôud” (tremblez, ô juifs, l'armée de Mohammed est de retour)...
DB.